Entretien avec Françoise Bourquin-Gallina.

 

 

A la veille de sa retraite officielle, la diacre Françoise Bourquin-Gallina revient sur son parcours et les circonstances qui l’ont mené à ouvrir l’Espace Solidaire Pâquis, lieu offrant aux personnes les plus démunies un espace d’accueil, d’écoute et d’accompagnement.

 

 

Entre Dos Mundos – Quelles étaient les motivations pour créer l’association Espace Solidaire Pâquis ?

Françoise Bourquin-Gallina – En 2008, durant l’Eurofoot à Genève, la police avait chassé de la gare Cornavin toutes les personnes indésirables, les dealers, les marginaux, les toxicomanes. Tous ces gens se sont retrouvés ici, sur le parvis du Temple. Le jardin devant était devenu comme une décharge, il y avait beaucoup de saletés, c’était inimaginable. A cette époque, malgré la présence de quelques bénévoles, je travaillais toute seule. Le Temple n’était ouvert que deux ou trois après-midi par semaine avec comme activités, soutien scolaire, conversation française et écrivain public. Nous n’avions pas les ressources humaines pour faire autant qu’aujourd’hui. Je revenais donc de vacances et je n’arrivais pas à entrer dans le Temple, tellement il y avait des détritus partout. Je me suis retrouvée au café des Trois Rois, juste en face, et je regardais. La serveuse m’a dit que je ne pouvais pas chasser les gens comme ça et que je devais m’occuper d’eux. Mais comment faire toute seule ? Tous les jours des articles paraissaient dans les journaux pour décrire les Pâquis comme une zone de non-droit. J’ai donc appelé mes collègues de l’Église afin qu’on aille demander de l’aide auprès des associations du quartier.

Entre Dos Mundos – C’est grâce à ces associations que l’action a démarré ?

Françoise Bourquin-Gallina – Il y a une coordination dans le quartier qui fait que les associations se réunissent tous les premiers lundis du mois. Nous avons pu discuté avec les membres, qui sont aussi des habitants des Pâquis. Ils sont venus nous voir et ont pensé que le lieu était magnifique et qu’il fallait l’ouvrir tous les jours. Rapidement, nous avons trouvé quelqu’un qui était au chômage et qui a pu être présent au quotidien. Nous avons créé l’association en moins d’une année et avons fait notre première fête avec les Roms comme invités d’honneur (Elle rit.) ! Eh oui, nous n’avons pas choisi la facilité et nous nous sommes fait beaucoup insulter à cause de ça mais la fête a été réussie et la ville de Genève nous a tout de suite soutenus. Depuis sont arrivés Francis Hickel, Dominique Hiestand, Pierre Fuchs et bien d’autres, avec lesquels nous avons formé cette association et commencé le travail. Là-dessus est survenue la crise économique en 2009. En rentrant le soir chez moi, je regardais la télévision où il y avait souvent des reportages sur l’Espagne, montrant les chantiers qui fermaient les uns après les autres. Quand j’arrivais le lendemain matin au Temple, il y avait parfois 10 ou 15 personnes venus d’Espagne devant la porte, c’était impressionnant !

Entre Dos Mundos – Quelles ont été les plus grandes difficultés rencontrées ici ?

Françoise Bourquin-Gallina – Les problèmes insolubles des gens, à savoir le logement et le travail, et les demandes urgentes qui doivent être résolues pour le lendemain et auxquelles il faut répondre tout de suite. Les gens arrivent souvent au dernier moment. C’est pour cela qu’on a créé la permanence juridique. Le plus dur c’est de travailler dans l’urgence, mais on finit par s’y faire et puis, ça nous apprend à relativiser. Il y a des choses qui sont graves ou pour lesquelles on ne peut rien faire. A bien regarder, il y a très peu de situations réellement urgentes. On devient philosophe ! Le danger est de banaliser. Je dois tout le temps lutter contre cela, pour ne pas devenir indifférente ou penser que n’avoir ni logement, ni travail, dormir dehors, c’est normal.

Entre Dos Mundos – Quels sont les populations qui ont le plus de mal à s’intégrer ?

Françoise Bourquin-Gallina – Il y a des gens qui ne veulent pas s’intégrer parce qu’ils n’en ont pas besoin et parce qu’ils restent très peu de temps. Pour certains, c’est quasiment impossible, il y a un tel rejet comme par exemple pour la communauté rom. Cette population me touche car ce sont des rescapés qui ont échappé à l’extermination durant la Deuxième Guerre Mondiale, et durant toutes les guerres d’ailleurs. De manière générale, je remarque que toutes ces personnes font preuve de beaucoup de courage. Il faut du courage pour tout quitter. Après à l’arrivée, il peut y avoir beaucoup de désillusions… Toutes ces personnes de passage ont parfois tendance à rester trop entre elles, au sein de leur communauté. Et ce n’est pas forcément une bonne chose quand on souhaite s’intégrer.

Entre Dos Mundos – Il semble que beaucoup de migrants se font encore une idée naïve sur les opportunités professionnelles et économiques réelles à Genève ?

Françoise Bourquin-Gallina – Les personnes informées appartiennent à une élite. La grande majorité ne sait pas, même en Espagne, en Italie ou au Portugal. Et même à Bulle ou à Oron ! Quelle image avons-nous de l’Amérique du Sud ? On a aucune idée sur ce qu’il s’y passe réellement.

Entre Dos Mundos – L’information est dirigée…

Françoise Bourquin-Gallina – Bien sûr, les informations sont très manipulées, même pour les universitaires qui arrivent ici et qui n’imaginent pas du tout que ça puisse être si difficile. Personne ne vient volontairement se mettre dans un guêpier pareil. Personne ! C’est de la manipulation d’informations. Les migrants se font avoir.

Entre Dos Mundos – Pourquoi selon vous ?

Françoise Bourquin-Gallina – C’est lié à la détresse absolue qu’ils vivent dans leur propre pays et qui les fait se jeter à la mer sur les chemins de l’exil. Ils sont prêts à tous les risques à cause du désespoir. Des associations de mères se mobilisent dans les régions côtières en Afrique et cassent les bateaux pour empêcher leurs garçons de partir. Il faut savoir ça !

Entre Dos Mundos – Ces enfants ont quand même envie de partir malgré l’avis contraire de leurs parents…

Françoise Bourquin-Gallina – Parce qu’ils voient la pub ! Et ceux qui rentrent, reviennent avec des messages qui n’en sont pas, des fausses Rolex ou des photos d’eux-mêmes prises à côté d’une Porsche qu’ils ne possèdent pas. Les enfants de retour se doivent de ramener des cadeaux pour tout le monde. C’est une grande arnaque tout ça. Les gens ne savent pas, le message n’est pas encore passé.

Entre Dos Mundos – Vous prenez votre retraite. Allez-vous quand même maintenir le contact avec l’association Espace Solidaire des Pâquis ?

Françoise Bourquin-Gallina – Oh, je ne vais pas disparaître (Elle rit encore.) ! Il faut savoir que j’ai 65 ans. Ma durée de travail à plein temps est de 44 heures par semaine, je suis donc très fatiguée et j’ai besoin de me reposer. Voilà. Je n’arrête pas de me faire des fractures de fatigue en ce moment, ce n’est pas pour rien. Je pense que pendant un certain temps, je ne viendrai pas, surtout si je suis remplacée, afin de laisser la place disponible. Je viendrai éventuellement au jardin pour profiter de l’été !

Entre Dos Mundos – Votre départ risque-t-il de mettre en péril l’association ?

Françoise Bourquin-Gallina – Non. La seule chose est qu’il manquera mes 44 heures de travail par semaine. Il est souhaitable que l’Église me remplace mais compte tenu de ses difficultés financières, il se pourrait que cela ne se fasse pas, du moins, pas tout de suite.

Entre Dos Mundos – Parlez-nous un peu de votre ministère « Évangile et Travail »

Françoise Bourquin-Gallina – Les gens n’ont jamais très bien compris ce qu’on faisait. C’est un petit ministère de l’Église Protestante de Genève, fondé dans les années 50 par un homme qui s’appelait Gérald Maret et qui était technicien chez Brown Boveri (nom de l’entreprise suisse d’électronique qui deviendra ABB en 1988). Ses copains et ses collègues se moquaient de lui en disant, ah tu es chrétien, que fait ton bon Dieu pour nous ouvriers ? Un jour, il a décidé de faire des études de théologie. C’était les années après-Guerre, Gérald avait un bon groupe d’amis qui l’ont soutenu financièrement durant toutes ses années. C’est une magnifique histoire d’amitié. Chaque mois les amis donnaient une partie de leur salaire et ce jusqu’à ce que l’Eglise Protestante reconnaisse son Ministère. Ce dernier s’est appelé « Ministère Protestant dans l’Industrie ». Il y a avait beaucoup d’industries à Genève avant 1975, puis elles ont disparu au profit des services, les banques, les assurances. Le Ministère est devenu « Ministère Protestant dans le monde du Travail ». Dans les année 90, avec la montée du chômage, nous ne connaissions plus de salariés mais des chômeurs. A ce moment-là, nous devenons « Evangile et Travail ». Ce ministère, qui a changé plusieurs fois de noms, a toujours su évoluer en fonction des mutations du monde du travail et de la société.

Entre Dos Mundos – On a le sentiment que vis-à-vis des couches sociales les plus démunies, les Églises protestantes et catholiques prennent le relais là où se désinvestissent graduellement les pouvoirs publics.

Françoise Bourquin-Gallina – Cela a toujours été le cas. L’Église, et les associations laïques aussi d’ailleurs, ont toujours été là pour pallier à ce que l’État ne pouvait pas ou plus faire. L’État ne peut pas être partout, ce ne serait pas possible. A la décharge des assistantes sociales, il est vrai que le travail n’a plus rien à voir avec ce qu’il était il y a 30 ans, quand on pouvait encore rencontrer les personnes en détresse à domicile. C’est comme le métier des infirmières ou des professeurs. Et je ne parle pas du stress. Il y a beaucoup de burnout et de détresse dans ces métiers. Une des richesses que l’Eglise peut offrir, c’est le temps. Nous avons de la disponibilité à donner.

Entre Dos Mundos – Que ferez-vous de votre temps libre ? Allez-vous partir en voyage ?

Françoise Bourquin-Gallina – Je vais ne rien faire !

Entre Dos Mundos – On a du mal à le croire…

Françoise Bourquin-Gallina – C’est quelque chose que j’ai de la peine à faire comprendre aux gens. Ils pensent que c’est le bonheur parce que je suis enthousiaste et que je parviens à faire tout ce travail, mais même si ça m’amène effectivement beaucoup de joie, c’est aussi de l’engagement et de la fatigue. Ne rien faire signifie regarder le temps passer, ouvrir mes volets le matin, regarder les arbres au loin, écouter les oiseaux, aller préparer mon petit-déjeuner et ensuite organiser ma journée ou pas, retourner sur mon fauteuil, écouter la radio, lire le journal, dessiner…

Entre Dos Mundos – La contemplation du monde vous a manqué.

Françoise Bourquin-Gallina – Oui, ces dernières années, ça m’a manqué. Jusqu’à la constitution de l’association Espace Solidaire Pâquis en 2009, j’arrivais encore à avoir quelques heures pour moi dans le journée, après ça n’a plus été possible. Je n’ai jamais pu prendre les 6 semaines de vacances auxquels j’avais pourtant droit et j’avais de la peine à les réclamer. Il faut dire que je trouvais aussi mon compte dans ce travail où il y a beaucoup de satisfactions. J’ai été très très privilégiée au niveau du contact humain.

Entre Dos Mundos – Le Temple des Pâquis a été vidé de son mobilier religieux et en même temps, il garde sa fonction de service au prochain.

Françoise Bourquin-Gallina – Le Temple des Pâquis est totalement dans sa fonction initiale, c’est-à-dire qu’ici on redistribue des choses dont certains ont besoin. On pense toujours que l’Église cherche à convertir, ce n’est pas ça du tout. La seule chose que nous puissions faire ici est de témoigner d’un amour. Je suis le témoin de quelque chose de plus grand que moi et c’est tout.¶

 

 

Cet entretien a été réalisé le 23 mars 2013 par Delphine Luchetta, Jean-Baptiste Lasserre et Pablo Cruz Durán à l’Espace Solidaire Pâquis à Genève et a été publié dans le numéro 31 du mensuel Entre Dos Mundos.