Entretien avec Bruno Podalydès.

 

 

En visite au Festival du Film de Locarno en août 1998, Delphine Luchetta et Véronique Ostini de l’agenda culturel La Clef ont rencontré le réalisateur français Bruno Podalydès qui leur a confié quelques anecdotes sur la fabrication de son long-métrage, « Dieu seul me voit (Versailles-Chantiers) » produit par Why Not Productions, soit le second volet d’une trilogie sur Versailles qui suit les tribulations de Albert Jeanjean, timide anti-héros trentenaire à la calvitie naissante.

 

 

La Clef – Vous dites ne pas avoir beaucoup de filiation avec l’improvisation. Pourtant, la mise en scène semble très libre. Est-ce dû à la grande complicité entre les acteurs ?

Bruno Podalydès – Oui. Il y a plein de trucs énormes qui touchent à la vie privée dans le film. Beaucoup de choses se sont passées durant le tournage. J’ai le goût du secret et il n’y a pas à chier : quand on fait un film, on parle de choses très personnelles, mais en même temps, tant que c’est de l’ordre de l’oral et saisi dans la situation, il est difficile de savoir ce qui est autobiographique. La scène du 45 tours est autobiographique (Il hésite, comme gêné). Ou peut-être pas tant que ça. Par contre, au niveau du corps, c’est plus embarrassant. Je ne saurais dire pourquoi. La femme qui joue la policière, l’actrice Cécile Bouillot, est la future femme de mon frère (l’acteur et co-scénariste Denis Podalydès, qui tient le rôle principal dans le film). Ils se marient en septembre. Ils échangent de vrais baisers à l’écran…. Bon, c’est le truc idiot à dire mais c’est quand même troublant sur un tournage.

La Clef – N’étiez-vous pas gêné par le fait de filmer votre propre frère dans des scènes d’intimité ?

Bruno Podalydès – On l’était assez tous les deux. C’est un problème, toujours, la question de la nudité. Demander à un comédien ou à une comédienne de se déshabiller et surtout d’y arriver. Avec son propre frère, c’est particulièrement gênant. Ce qui est très bizarre puisqu’on n’a que deux ans d’écart et qu’on n’a jamais eu ce problème dans la vie de tous les jours. Lorsqu’on le suivait au steadycam dans la scène de nu, on se disait, si la caméra prend du retard, le cadre s’élargira et on verra ce que c’est. Comme c’était un très long plan-séquence, je ne voulais pas tout refaire pour ça. Je n’aime pas beaucoup le genre de statues versaillaises avec leur feuille de vigne qui tombe quand il faut. Le problème, c’est que le sexe visible à l’écran est assez accaparant et devient vite du documentaire. Finalement, on a fabriqué un pénis en érection en latex, et d’ailleurs super bossé pour que ça ait l’air crédible. Ca a soulagé mon frère qui est d’habitude assez pudique. Sur un tournage, on est en fait tellement concentré qu’on ne pense plus au reste. C’est clair qu’au début, tous rigolaient avec ce machin, mais finalement, on l’a oublié au point que mon frère en arrivait à lire le journal entre deux prises sans se changer. Pour finir l’anecdote, on allait manger à la cantine et lui arrivait avec son plateau-repas, son peignoir ouvert, son latex et son 45 tours très à l’aise. Les filles de la cantine étaient complètement terrorisées !

La Clef – Albert semble perdu lors des scènes collectives. Dans l’intimité avec ses trois conquêtes, il semble au contraire enfin se laisser aller…

Bruno Podalydès – (Il prend un air sérieux.) …jusqu’à ce qu’il s’arrête à des espèces de murs. Parce que je vois les filles comme des murs, enfin, pas tout à fait au sens d’accident de la route mais comme quelque chose où on s’arrête.

 

Nos actes nous conduisent rarement là où nous voulions aller. Nous ne savons pas ce qui vient de nos intentions dans ce que l’on fait.

 

La Clef – A voir le film, on a le sentiment que vous ne croyez pas beaucoup à la solidité des groupes. Dès qu’il y du monde dans lc cadre, l’ambiance devient vite survoltée.

Bruno Podalydès – Oui ! Oui ! On ne me l’avait jamais dit ! (rire général) Si le personnage d’Albert s’isole aux toilettes, c’est justement pour se retrouver. Il « sort du champ ». Je bénis d’ailleurs le fait qu’il y ait ici (au festival à Locarno) des toilettes partout. C’est vraiment une bénédiction !

La Clef – Les proches d’Albert ont un certaine emprise sur lui. Mais c’est finalement son désir pour Anna qui semble le faire avancer malgré ses indécisions. Comme une force d’inertie invisible qui rend le personnage d’autant plus mystérieux.

Bruno Podalydès – J’ai dit tout ça ? J’ai dit tout ça ?? (Il saisit le magnétophone et articule dedans) J’ai vraiment dit tout ça !!! Surtout, écrivez ce que vous venez de dire. Et je ne dis pas ça par coup de fatigue. Je me rends compte que je dis tellement souvent n’importe quoi dans les interviews, et même le contraire de ce que j’ai voulu dire. C’est comme dans le film où il est dit : « Nos actes nous conduisent rarement là où nous voulions aller. Nous ne savons pas ce qui vient de nos intentions dans ce que l’on fait. » Pour revenir à Albert, effectivement, on ne sait pas trop ce qu’il pense, il est assez mystérieux. On voit les choses à travers lui mais on ne sait pas qui il est.

La Clef – Le film est parfois à la limite du documentaire animalier. « Dieu seul me voit » aurait pu s’appeler « La vie de Jeanjean de Versailles ». Il y a d’ailleurs une quantité impressionnante de bestioles dans le film…

Bruno Podalydès – Et c’est absolument inconscient ou alors obsessionnel. C’est peut-être parce j’ai fait un DEUG (acronyme de diplôme d’études universitaires générales) de biologie et que je voulais être vétérinaire.

La Clef – Il y a aussi de nombreuses références à Tintin, comme la petite fusée par exemple.

Bruno Podalydès – Oui, je la mets partout celle-là ! Elle a fait tous mes tournages et apparaît dans tous mes films. J’ai eu un film de commande dont le sujet était le vente. Quelqu’un devait convaincre un autre d’acheter un objet. Je lui avais proposé de se servir de la fusée de Tintin pour l’aider à inventer des arguments de vente. C’est un objet à priori abstrait, invendable, sans aucune utilité. L’acteur était Michel Vuillamoz, qui joue dans « Dieu seul me voit ». Ce que j’apprécie, c’est le côté conceptuel de la fusée de Tintin. Elle est très pure. Un film pourrait être à son image. Si on y ajoute un quatrième pied, ce serait le pied de trop. Si on enlève un pied, ce n’est plus la fusée non plus. Un peu comme une scène amputée au montage. La fusée est une espèce de forme pleine. Ce n’est pas une fusée, c’est l’idée qu’on se fiait d’une fusée. Comme je faisais des films de commande très différents, il y en avait toujours à mettre quelque part mais discrètement. Les copains se marraient, ça devenait un jeu : « Où t’as mis la fusée cette fois ? ».

La Clef – Vous avez tranché sur six heures de rushes. Quels ont été vos critères de choix ?

Bruno Podalydès – C’était très dur. Je n’ai pas pris ce que j’aimais vraiment. Ma scène préférée n’est d’ailleurs pas dans le film. Je ne vais pas la raconter puisque j’ai carrément dû couper des personnages entiers. La version que vous avez vue est en fait assez loin de la longue. Le père de Sophie que l’on voit juste à la fin est en fait un vrai personnage. Encore une fois, le montage est vraiment cruel. On doit écouter ce que le film dit. Je crois beaucoup au fait que le film nous parle. « Ecoute ! Là Bruno, ta scène, elle est super, je l’aime mais bon, je n’ai pas la place. Je peux pas. » Le film, il faut l’écouter. On ne l’entend pas toujours. Je crois beaucoup à ça. C’est comme la musique. On ne se rend pas compte à quel point on ne met pas ce qu’on aime, même si, au fond, non, je mets la musique que j’aime mais pas celle que je préfère.

La Clef – La musique tient d’ailleurs un rôle important dans le film. En même temps, lorsque les infirmières se mettent à chanter « Guatanamera » ou que « La Javanaise » est interprétée par un orchestre rural, elle est traitée de façon ironique…

Bruno Podalydès –J’aime bien ce qui n’est pas explicite. Quelque chose passe à travers la musique, des idées. Pour beaucoup, la version officielle de « La Marseillaise » est celle jouée par la Garde républicaine. Jouée par Django Reinhardt, elle retrouve un swing incroyable. Idem pour « La Javanaise ». Des amis me disent que c’est leur chanson préférée. Je ne m’étais jamais rendu compte de son énorme potentiel populaire, d’où l’idée d’orchestre. Tous ces morceaux racontent des récurrences, comme une espèce d’explication de textes. Ca assure une certaine cohérence dans un film qui n’en a pas vraiment.¶

 

 

Propos recueillis le 10 août 1998 par Delphine Luchetta et Véronique Ostini au Caffè Piazza à Locarno et paru dans le numéro 42 de l’agenda culturel genevois La Clef.