Entretien avec Angelina Tibo.

 

 

Peu le savent mais toute personne qui à l’intention de se prostituer à Genève, doit obligatoirement s’enregistrer auprès de la Brigade des Mœurs du canton, sous peine d’une lourde sanction. Cette mesure vise bien sûr à se prémunir contre le proxénétisme, interdit dans le canton, mais aussi à offrir une certaine visibilité, et donc des droits, à ces travailleurs et travailleuses pas tout à fait comme les autres et issus pour la plupart de l’immigration. Il s’agit d’un progrès ardemment soutenu par Aspasie, association pour la protection des personnes prostituées et de leurs alliés, fondée il y a 31 ans déjà, par une certaine Grisélidis Réal, célèbre « cattin » devenue écrivain et véritable icône. Or, beaucoup de choses restent à faire, notamment en matière de prévention pour la santé et de droit au logement. Aujourd’hui, c’est Angelina Tibo, la plus connue des « filles » du quartier des Pâquis, qui a repris le flambeau pour devenir membre active de Aspasie, et depuis quelques mois, présidente du syndicat des travailleurs et travailleuses du sexe à Genève. Rencontre avec celle qui déclare avec gouaille et second degré, ne pas avoir de poils sur la langue quand il s’agit de prendre la parole pour défendre une cause. Face à la concurrence déloyale, aux loyers abusifs et à l’insécurité, travailleurs et travailleuses du sexe auront désormais une voix pour les représenter à Genève.

 

 

Entre Dos Mundos – Que vous a apporté Aspasie ?

Angelina Tibo – J’ai beaucoup reçu de Aspasie. L’association m’a aidé à un moment de ma vie où j’ai voulu quitter la prostitution. Elle m’a aidé à mettre tout en place, à me débrouiller avec mes loyers, à faire une formation et un projet de vie concret. Elle m’a aussi aidé financièrement et permis de suivre des séances avec un psychothérapeute. Ce sont maintenant des amis, des gens que je connais et que j’aime bien.

Entre Dos Mundos – Quels sont les problèmes principaux et les limites de l’association ?

Angelina Tibo – L’association est limitée financièrement, surtout. Elle reçoit une subvention de l’Etat mais pas beaucoup, pourtant avec le peu qu’elle reçoit, elle fait déjà beaucoup. Je suis aussi membre du comité de Aspasie depuis l’année dernière car je trouve qu’il fallait un peu de renouvellement. L’association a une vision assez théorique de la prostitution, ils font un travail administratif et de discussion avec les politiciens ou les administrations pour faire des révisions de lois ou des dénonciations de cas, ce qui représente énormément de travail. Le problème est qu’il y avait toujours les mêmes personnes, ils avaient perdu le contact avec la rue. Par exemple, il y a une fête qui est organisée par l’association chaque fin d’année et où presque personne ne vient. L’an dernier, j’ai proposé que l’on descende dans la rue pour cette fête car c’est là que sont les prostituées, pas dans les bureaux. Il y a eu 60, 70 personnes, alors que d’habitude, il n’y en a que 10, 15.

Entre Dos Mundos – Aspasie mise principalement sur la prévention en matière de santé. Comment cela se passe-t-il ?

Angelina Tibo – J’ai eu une audition avec le Grand Conseil jeudi passé et tout de suite après, avec le médecin cantonal. Nous requérons toujours le même point : une demi-journée pour les travailleurs et travailleuses qui vont s’inscrire à la brigade des moeurs et qui entrent dans le métier afin de les informer sur les risques, sur la protection, les normes d’hygiène minimum, comment arranger sa chambre ou son appartement. Ensuite, il y a le cadre légal de la prostitution en Suisse. Des filles de l’Est arrivent et pensent qu’elles vont travailler avec un maquereau, alors qu’ici, c’est interdit. Il n’y a pas besoin de se protéger ou de donner la moitié de son argent à quelqu’un. Beaucoup de personnes qui arrivent, ne connaissent pas tout ça. Malheureusement chez Aspasie, ils n’ont pas assez de moyens pour couvrir toute la ville. Genève, c’est énorme, il y a au moins 4’000 personnes qui travaillent dans les salons et 450 filles dans la rue.

Entre Dos Mundos – Il a été envisagé que les bus Boulevards, offrant des espaces d’accueil nocturnes aux prostitués, disparaissent. C’est vrai ?

Angelina Tibo – Je ne crois pas. Ils viennent de créer une association à part qui s’appelle aussi « Boulevards ». En plus, le médecin cantonal a donné un mandat à Aspasie pour faire de la prévention chez toutes les prostituées, inclus celles des grands boulevards, même si elles ne sont pas inscrites ou qu’elles sont clandestines. Non, les bus Boulevards font un travail trop important pour partir.

Entre Dos Mundos – Les travailleurs et travailleuses du sexe bénéficient-ils tous des avantages de Aspasie ?

Angelina Tibo – L’information manque un peu. La plupart des filles ne savent pas où se trouve le bureau Aspasie alors qu’il est à la rue de Monthoux. Ce n’est pas comme si les filles ne passaient pas mille fois par jour devant ! (rires).

Entre Dos Mundos – Il faudrait mettre un panneau…

Angelina Tibo – C’est une bonne idée. On pourrait faire mettre un panneau par la municipalité (rires). Je vais poser la question au prochain comité et à l’assemblée générale !

Entre Dos Mundos – Qu’en est-il de l’affaire des loyers abusifs ? La situation est-elle meilleure ?

Angelina Tibo – On attend la réponse de Monsieur Olivier Jornot, le procureur général de la République de Genève. On sait que l’affaire est déjà en cours, mais les changements n’ont pas encore eu lieu. Les filles me parlent, elles sont inquiètes. Elles ont toujours la crainte de perdre leur appartement à cause des « tennants » qui profitent de la situation pour faire des pressions. Il faut lutter. On a commencé, on va jusqu’au bout.

Entre Dos Mundos – Les prostituées ne sont pas des locataires comme les autres…

Angelina Tibo – La situation immobilière est la même pour tout le monde à Genève. C’est tout aussi difficile qu’ailleurs de trouver un appartement, quand on travaille dans la prostitution. Les filles qui habitent et qui travaillent en Suisse, ont un autre appartement à côté, où il y a la famille, les enfants, le mari ou le compagnon ou la mère. On doit donc payer deux loyers ! Quand tu te laisses aller à un certain état des choses, que tu te dis que ça a toujours été comme ça, que tu n’as droit à rien, c’est là que tu commences à perdre. Pour moi, la solution serait que l’appartement soit au nom des prostituées. C’est la crise pour tout le monde, ce n’est plus comme avant, quand les prostituées gagnaient 15’000 CHF par mois.

Entre Dos Mundos – Comment intervient Aspasie sur cette question des loyers ?

Angelina Tibo – Toutes les dénonciations de loyers abusifs ont été faites par le biais de Aspasie. Après, dans un second temps, le syndicat prend le relai. Les filles ne peuvent pas intervenir elles-mêmes pour ne pas risquer leur place de travail.

Entre Dos Mundos – Quelles communautés sont les plus représentées parmi les prostituées ?

Angelina Tibo – La plus grande communauté est sud-américaine et hispanophone, la deuxième est africaine, notamment du Cameroun. La troisième est thaïlandaise, une communauté de longue date ici. Il y a une nouvelle communauté de « polaks », des filles d’Ukraine, mais qui est encore trop petite. Je crois que tout le monde s’intègre bien, il y a une bonne ambiance. Cela me fait rire parce que parfois des copines ukrainiennes après quelques mois ici, se mettent à parler espagnol alors qu’elles savent à peine parler le français.

Entre Dos Mundos – Comment est né le STTS, le syndicat des travailleurs et travailleuses du sexe, que tu présides ?

Angelina Tibo – Il est né par la faute de l’UDC ! Ils avaient fait un projet de loi qui visait à enlever toutes les prostituées de la rue qui soit-disant travaillaient devant l’école du quartier. Je suis allée voir un contrôleur en disant que nous sommes des mères à 80% et que jamais nous n’irions faire le trottoir devant l’école. J’ai donc présenté cette situation. C’était la première fois que j’allais à la commission au Grand-Conseil et ce projet de loi n’est pas passé. C’était une première victoire. Puis, après, il y a eu les 30 ans de Aspasie où on a fait un débat qui s’appelait « Prostitution et syndicat, une utopie ». Je me suis dit qu’un syndicat pouvait se faire. J’ai écrit les statuts, j’ai convoqué les filles et voilà c’était créé. Sur le moment, je ne me suis pas rendue compte du travail énorme. Je suis en contact avec des tas de gens dans le monde, en Argentine, en Equateur, en Inde. Les filles ont l’espoir que nous changions les choses pour elles, d’où l’importance en tant que responsable de syndicat de me faire encore plus respecter.

Entre Dos Mundos – As-tu encore le temps de travailler ?

Angelina Tibo – Oui. J’ai des horaires fixes, le matin. Même les gens du Grand-Conseil les connaissent (rires). Je ne suis pas payée pour le travail au syndicat et à Aspasie, et j’aime mon métier. Pourquoi est-ce que je devrais le changer ?

Entre Dos Mundos – Est-ce que ton implication associative et syndicale a changé ton rapport aux autres ?

Angelina Tibo – Je ne me prends pas la tête et je n’ai pas changé depuis. J’ai refusé des portraits car ce qui compte c’est l’association ou le syndicat, pas moi. Mes amis, et j’en ai peu, savent ce que je fais. Mes enfants aussi. Ils habitent au Tessin car je suis italienne et pour les protéger, je ne fais pas d’interviews là-bas. C’est une chose de savoir que sa mère se prostitue, c’en est une autre d’avoir des articles sur elle dans les journaux.

Entre Dos Mundos – Et avec tes clients ?

Angelina Tibo – J’ai les mêmes clients depuis des années. Ce sont des maris pour 15 minutes ou une demie heure, ils me connaissent bien et cela ne les étonne pas que je fasse ça. Parfois ils m’embêtent et veulent commencer à parler politique ! Et ce n’est pas un « good match » au lit ! (rires). Par contre, il m’arrive de demander à mes clients leurs opinions sur la prostitution, ce qu’il faut changer, ce qu’il faut améliorer.

Entre Dos Mundos – Te reconnais-tu dans le combat de Grisélidis Réal ?

Angelina Tibo – C’est une autre époque. Je pense que pour elle, c’était beaucoup plus difficile que pour moi. Elle a dû se battre beaucoup plus car il n’y avait rien, avant la loi, l’association, le syndicat. La protection de la prostituée était très stigmatisée. On n’avait pas voix au chapitre. Il existait juste une loi qui nous permettait en gros de ne pas nous faire tuer. J’ai vu une pièce de théâtre qui était montée par une actrice de la Comédie Française, d’après les textes de Grisélidis. Je ne connaissais pas au début et en entendant les mots, j’ai trouvé ça tellement fort. Aujourd’hui je lis certains de ses livres et des fois je ris toute seule. C’est tellement juste ce qu’elle écrit. Je suis très inspirée par elle, j’ai beaucoup de respect. Ce qu’elle a fait me donne beaucoup de force.¶

 

 

Cet entretien a été réalisé le 7 avril 2013 par Delphine Luchetta et Jean-Baptiste Lasserre à l’Espace Solidaire Pâquis à Genève et a été publié dans le numéro 32 du mensuel Entre Dos Mundos.