Entretien avec Sandrane Ducimetière et Damien Molineaux.

 

 

Sandrane Ducimetière est monteuse, scripte et réalisatrice. Damien Molineaux est quant à lui, réalisateur, producteur, étalonneur et chef-opérateur. Ensemble, ils co-dirigent KinoGeneva, cellule genevoise de Kino, un mouvement de cinéastes, né au Québec et aujourd’hui planétaire, offrant la possibilité de faire des films avec un minimum de temps et de moyens.

Convaincus par leurs propres expériences au sein du mouvement, Sandrane Ducimetiere et Damien Molineaux ont importé le concept à Genève et ont mis sur pied dès le mois de janvier 2014, le premier Kino Kabaret de la ville, un laboratoire participatif de création cinématographique, où les réalisateurs, scénaristes et producteurs, mais aussi les techniciens, comédiens et artisans locaux, peuvent concevoir et présenter des films. Chaque cellule Kino est indépendante mais se rejoint autour d’une charte commune : être un lieu de diffusion libre, une opportunité d’exploration et d’apprentissage dans un espace de liberté créative et d’entraide, en prenant des risques mais sans contrainte ou pression liée au financement. Une aubaine pour toutes celles et ceux qui évoluent dans le milieu du cinéma à Genève, et qui ont réellement des difficultés à vivre un tant soit peu de leur art ou même simplement à le pratiquer.

 

 

Le Kino Geneva, une plateforme de création salvatrice pour réaliser des films à Genève

 

 

Geneva Business News — Sandrane, vous êtes aujourd’hui monteuse chez C-Side Productions. Ayant vécu à Montréal, vous avez connu le Kino à sa source. Racontez-nous votre parcours au sein du mouvement.

Sandrane Ducimetière – Je viens d’une autre formation à l’origine (Sandrane a étudié la psychologie) et j’ai eu envie de partir explorer le milieu du cinéma à Montréal, pour bénéficier de cette énergie nord-américaine où : « Tout est possible. Tu peux repartir à zéro à 34 ans ». En arrivant, je suis directement tombée dans le mouvement Kino. Il y avait un Kabaret (événement de création où les participants ont entre 24h et 72h pour faire un film) organisé au sein d’une école de cinéma, l’INIS (l’Institut national de l’image et du son à Montréal) pour la première semaine d’apprentissage des étudiants en réalisation, scénario et production. Certains n’avaient jamais fait de cinéma. Je me suis proposée comme scripte. Et en trois jours, j’ai connu une cinquantaine de professionnels. Il y a cette énergie de faire et cet esprit d’entraide qui perdure ensuite durant l’année, parce que des collaborations se sont faites. Par la suite, j’ai participé à de nombreux Kabarets. Un réalisateur m’a fait confiance. J’avais travaillé avec lui comme scripte et il a voulu me confier le montage de son projet alors que je n’avais pas encore beaucoup d’expérience. J’ai tellement appris des monteurs professionnels que j’ai rencontrés en seulement un jour et demi. Tu poses des questions, les gens viennent regarder ce que tu fais et te font un retour. C’est vraiment un laboratoire où tu apprends de l’expérience des autres.

Damien Molineaux – C’était à Bruxelles. Je ne savais pas trop de quoi il en retournait. Sandrane m’a convaincu d’y aller et j’ai découvert un milieu auquel je ne m’attendais vraiment pas. Tout d’un coup, il y avait plein de gens disponibles pour m’aider à faire un film. Je me suis retrouvé frustré car je n’y suis allé que quelques jours, et du coup, je n’avais pas vraiment intégré le concept principal du Kino : « Je t’aide à faire ton film, tu m’aides à faire le mien ».

Geneva Business News — Damien, vous êtes également cinéaste. Quel intérêt le mouvement Kino a-t-il pour vous ?

Damien Molineaux – Je suis aussi et surtout technicien (étalonneur et chef-opérateur pour C-Side Productions). C’est ça qui me permet de vivre. Monter des projets en tant que réalisateur, ça demande beaucoup de temps, beaucoup d’investissement, sans aucune garantie de retour en plus ! Il arrive de temps en temps que je réalise des projets, mais finalement, je reste très pris par le fait de devoir travailler pour gagner ma vie.

Geneva Business News — Le Kino Kabaret peut être considéré comme un stage intensif. Qu’offre-t-il concrètement ?

Damien Molineaux – L’une des choses que le Kino apporte, c’est un cadre avec des gens, du matériel et des délais. C’est la contrainte que certains critiquent : on a trois jours pour faire des films. Dans certains Kabarets, c’est même deux jours. Alors, en effet, c’est clair que c’est difficile, ça ne s’applique pas du tout à tous les projets. On parle bien de courts-métrages, généralement de maximum six minutes. Faire des films, c’est du temps ou des gens. Un des deux est nécessaire. Vu qu’on n’a pas de temps durant les Kino Kabarets, il y a les gens. J’ai eu l’occasion l’année passée de participer à celui de Montréal. Je suis arrivé avec un projet de court-métrage, et tout d’un coup, on m’a proposé : « Ah, je fais ta déco, je fais ta machinerie, je fais ta lumière. ». Je me suis retrouvé avec une équipe de dix personnes à ma disposition. S’il fallait payer dix personnes, ce serait vite très cher. C’est ça que le Kino offre : l’occasion d’échanger, de collaborer, d’arriver au bout avec un film et d’acquérir de l’expérience.

Geneva Business News — Tout autant que les novices, les professionnels ont donc un grand intérêt à participer au Kino Kabaret…

Sandrane Ducimetière – Le succès des Kino Kabarets et des projections bimestrielles en 2014 et 2015 montrent qu’il y a un réel besoin d’espaces de création à Genève. Pour les artistes en devenir, l’intérêt du mouvement Kino est évident, c’est un tremplin. Cela leur permet de rencontrer des personnes expérimentées, de créer des collaborations, d’acquérir de l’expérience, d’apprendre, de s’imprégner de différentes méthodes. Pour les professionnels, l’expérience d’un Kabaret peut être vécue comme une brèche, une fenêtre entre deux projets conséquents, un espace de création favorisant la spontanéité, l’inventivité et l’instinct. Cela leur permet de s’essayer à différents postes, de changer de casquettes. Un assistant caméra peut par exemple s’essayer à être chef-op. Il y a un partage entre les professionnels et ceux et celles qui aspirent à le devenir.

Geneva Business News — Les salaires représentent en moyenne 70% du budget d’un film mais ils sont très souvent sacrifiés, faute de financements. Les institutions ont donc une grande responsabilité dans l’employabilité des artistes quand ils accordent ou non des subventions. Peut-on considérer Kino comme un mouvement revendicatif ?

Damien Molineaux – Je suis partagé. Je pense que c’est une erreur de penser que les instances politiques et les institutions doivent s’occuper de tout. Ce n’est pas pour dire qu’on n’en a pas besoin mais il ne faut pas qu’on se repose sur elles. Il est bon cela dit que ces instances existent. Nous avons la chance en Suisse romande d’avoir l’Office fédéral de la culture, la RTS ou Cinéforom (la Fondation romande pour le cinéma), ainsi que de nombreux autres possibilités de soutiens. Heureusement qu’elles sont là. Autant l’art est un besoin essentiel, autant, quand il s’institutionnalise, il perd son âme. Il faut trouver un équilibre là-dedans. Je pense qu’il y a un certain militantisme dans le fait de faire des Kino-Kabarets. En même temps pour moi, c’est le devoir d’un artiste de faire ça et je pense qu’on l’oublie.

Geneva Business News — KinoGeneva propose maintenant des rendez-vous réguliers durant l’année pour entretenir la flamme des participants dans un esprit très familial.

Sandrane Ducimetière – Il y a une centaine de cellules Kino dans le monde et sur les six continents. Je crois que la « famille Kino » nait de l’expérience commune vécue dans ces Kabarets pendant dix jours. Faire des films ensemble dans une énergie créative et instinctive, avec une liberté et de l’entraide, crée des liens. Il y a un Kino-blues après chaque Kabaret, qui fait que les gens ont envie de se retrouver. Nous avons eu l’envie de faire perdurer cette énergie, en offrant tous les deux mois, un espace de projection de films qu’on a appelé « Les projections bimestrielles ». Chaque réalisateur peut proposer un film et se confronter à un public. Le fait que ce soit régulier et qu’il y ait cet espace, donne envie à d’autres de participer. A Montréal, il y a énormément de films qui arrivent chaque mois pour les projections. Il y a une grande envie d’expérimenter et d’expérimenter encore. En Suisse, par contre, il est plus difficile de motiver les réalisateurs à faire des films durant l’année.

Geneva Business News — Les réalisateurs auraient moins d’appétit sous nos latitudes ?

Sandrane Ducimetière – Peut-être…

Geneva Business News — Ceci est un autre débat… Kino prône le sens de la solidarité qui fait défaut au milieu du cinéma romand contrairement à celui du théâtre.

Damien Molineaux – Je ne connais pas assez le milieu du théâtre mais je remarque que les gens travaillent beaucoup dans leur coin dans celui du cinéma. Les projets aboutissent rarement. Les réalisateurs doivent faire des dossiers interminables et ils passent des heures devant leur ordinateur chez eux. Il y a aussi le fait que bien qu’on soit dans un pays riche, il y a relativement peu de moyens pour le cinéma. C’est aussi lié aux régions linguistiques. En Suisse romande, il y a peu de gros projets qui se font. Et malheureusement, les gens sont beaucoup en compétition les uns avec les autres. Non seulement les réalisateurs mais aussi les producteurs qui déposent leur projet. Je peux le dire parce qu’actuellement, je fais partie d’une commission où il y a soixante-cinq projets qui ont été soumis. Si on pouvait financer tous les projets, la somme se monterait à 3,7 millions. Et il y a à peine un million de disponible. Voilà. Les trois quarts des projets vont être refusés. C’est aussi la réalité du cinéma ici. Je rejoins ce que je disais auparavant. Les gens dépendent trop de ça et Kino propose autre chose. Pour moi, ce mouvement rappelle les origines du cinéma et je dirais même de l’art en général. Oui, on est obligé d’attendre un financement pour pouvoir en vivre, mais on n’est pas obligé de l’attendre pour créer. Je pense que ça parle aux gens qui ont participé à un Kino-Kabaret. On est là pour s’entraider et pour faire. Il y a une effervescence lors des Kabarets qui nous nourrit.¶

 

 

Propos recueillis le 14 septembre 2015 par Delphine Luchetta à la Maison des Arts du Grütli à Genève pour le magazine Geneva Business News.