Entretien avec Benito Perez.

 

 

Benito Perez est journaliste et co-rédacteur en chef du journal romand Le Courrier.

A en juger par l’apparente décontraction qui règne dans les bureaux de la rédaction du Courrier, il est difficile d’imaginer que ce quotidien genevois a failli déposer définitivement le bilan, il y a quelques années. Et pourtant. Dans le monde de la presse écrite locale, où la diffusion de l’information est dominée comme partout ailleurs par la téléphonie mobile « intelligente », les tablettes et les journaux gratuits, le journal fait figure de résistant parmi les résistants tels que La Tribune de Genève et Le Temps. Les membres de l’équipe de Entre Dos Mundos, mensuel publié par Espace Solidaire Pâquis, ont eu le privilège de passer une journée d’observation au cœur de la rédaction afin d’assister à la gestation d’un numéro. Forts de cette expérience, ils sont revenus deux semaines plus tard et ont tenté d’improviser un tête-à-tête avec Benito Perez pour discuter entre autre de son partenariat avec des collaborateurs étrangers par le biais de la rubrique Solidarité.

 

 

Le Courrier, dernier bastion de la presse écrite genevoise populaire ?

 

 

Entre Dos Mundos – Pourriez-vous nous décrire le concept de la rubrique Solidarité ?

Benito Perez – C’est une rubrique qui a maintenant plus de 15 ans et qui est née d’un constat. Les pays qu’on appelle du sud, du tiers-monde, de la périphérie ou émergents, sont très peu représentés dans les médias occidentaux et suisses notamment. Leur vision du monde est Berlin Washington Londres Paris, sauf en cas de catastrophe ou de famine. C’est comme si le reste de la planète n’existait pas, alors que ça représente la majorité de la population mondiale. Notre journal s’est donné la mission d’offrir la parole à des personnes défavorisées, les plus humbles. La rubrique Solidarité est née également d’un partenariat avec la Fédération Genevoise de Coopération qui regroupe une soixantaine d’ONG faisant soit de l’aide humanitaire ou de l’aide au développement, soit de l’information sur ce qu’il se passe dans certains pays. Cette fédération nous verse 50’000 CHF par an, ce qui nous permet de financer environ un quart de la rubrique. Le reste est financé par Le Courrier. Les articles sont orientés selon deux axes : le premier est l’aide au développement et le second, qui prend de plus en plus importance, est comment les pays eux-mêmes cherchent leur voie alternative pour se développer.

Entre Dos Mundos – Nous pensions que vous faisiez simplement appel à des journalistes dans des rédactions étrangères…

Benito Perez – Non. Nous travaillons essentiellement grâce aux venues à Genève de délégués d’autres pays, parce que Genève est une ville internationale. Ils viennent pour donner des conférences et cela nous donne toute une matière pour relayer leur parole ou leur lutte. Nous donnons aussi la possibilité à des journalistes indépendants, qui vont dans les pays du sud ou qui sont des pays du sud, de publier dans un journal du nord. Pour donner un exemple, aujourd’hui je suis en train de travailler sur l’interview d’une juge uruguayenne qui s’occupe de droits humains et qui était de passage ici.

Entre Dos Mundos – Le Courrier est également le relai de bons nombres d’associations locales, à vocation culturelle, politique ou alter-mondialiste…

Benito Perez – Le Courrier est un projet associatif. En tant que média, nous sommes édités par une association qui est elle-même l’émanation de plusieurs autres associations. Donc on est complètement ancré dans le milieu associatif, dans l’expression justement d’une autre société alternative à la société marchande. On est un journal à but non lucratif. Si on fait du bénéfice, on le reverse immédiatement au développement du journal. Et puis les salaires sont équitables. On propose une autre façon de penser la presse, l’information. Du coup, cette interaction avec les milieux alternatifs nous est naturel. C’est notre bassin, c’est notre environnement.

Entre Dos Mundos – Votre slogan dit que vous faites « l’essentiel autrement ». Or pour nous, vous faites l’essentiel tout à fait normalement. Ce sont les autres journaux qui ne sont pas normaux. Qu’en pensez-vous ?

Benito Perez – (Il éclate de rire.) Je ne sais pas exactement ce qu’est la normalité ! Je peux dire par contre quelle est la grande masse des médias actuels et quelle est leur approche de ce métier. Ce sont avant tout des entreprises commerciales avec un but de profit, chose que nous ne sommes pas. Historiquement, les médias ont deux racines. Le média partisan, ce qu’était Le Courrier au départ, où on a un parti politique, une association, un courant de pensées, et on va défendre ses opinions, ses valeurs, voire ses intérêts particuliers. L’autre type de média était plus développé pour faire de l’argent mais il était quand même créé dans un souci de déontologie du droit à l’information, une sorte de mission de la presse. C’était lié avec le libéralisme politique. Les journaux incarnaient une garantie de démocratie dans une société en pleine découverte de la démocratie. Le premier type de média s’est beaucoup affaibli tandis que le second s’est beaucoup développé pour devenir très puissant. C’est devenu ce que l’on connaît aujourd’hui, les grands médias « mainstream ». Nous sommes un peu entre les deux. Nous traiterons des sujets qui ne sont pas vendeurs comme le social, mais nous les traiterons de manière la plus objective possible. Ce qui nous amène à essayer de séparer le fait du commentaire, ce que font de moins en moins la plupart des autres médias. Nous allons défendre nos idées dans nos éditoriaux, dans le choix des sujets mais par contre pour le traitement des sujets, nous en restons aux faits. On se rattache à ces anciennes traditions de journaux d’opinion et à la fois à celles des journaux libéraux, et en même temps, nous essayons une troisième voie, la nôtre, qui est plus expérimentale, parce que nous sommes au 21e siècle.

Entre Dos Mundos – La transition est parfaite ! Comment vous situez-vous justement par rapport à des magazines comme XXI (revue française de journalisme de récit au graphisme sophistiqué et au format proche du livre, créée en janvier 2008 et vendue également en librairie) qui propose une façon sensiblement nouvelle de faire du journalisme ?

Benito Perez – Le fait qu’internet se développe permet à des publications à moindre frais de paraître. Il y a en effet aujourd’hui un problème de coût. Les gens ont perdu le sens du prix de l’information et de la presse. Chercher de l’information a un prix. Après des années et des années d’idéologie où tout était financé par la publicité, la valeur des choses s’est perdue. Pour essayer de reconquérir ces gens, on va tenter de façon très militante de convaincre par de la qualité de contenu, par du travail graphique, de faire payer le vrai prix. C’est le cas de XXI et c’est très bien, mais c’est une presse ghetto. Notre réflexion est qu’il faut conserver des médias plus accessibles, plus proches du grand public.¶

 

 

Cet entretien a été réalisé le 11 juin 2013 par Delphine Luchetta et Jean-Baptiste Lasserre à Genève et a été publié dans le numéro 34 de Entre Dos Mundos.

 

 

 

À lire aussi:

Article du Courrier sur l’Espace Solidaire Pâquis et Entre Dos Mundos